Pourquoi c’est compliqué de manger bio et local en Martinique ?
Beaucoup de martiniquais, conscients du fait que la santé passe aussi par l’assiette, sont sensibles à la qualité de leurs aliments. D’ailleurs, les conversations reviennent régulièrement sur l’importance, voire la nécessité pour certains, de manger bio. Mais voilà, comme vous le savez, ce n’est pas si simple de manger bio et local en Martinique (lire notre article précédent en cliquant ici. Une production qui peine à satisfaire le marché, des difficultés d’organisation… La TeaM a enquêté, et vous dit tout…
1. Une production agricole bio variée mais peu abondante
Comme nous l’avons vu dans le second volet de notre série sur L’agriculture bio en Martinique (pour découvrir tous les articles cliquez ici), on peut trouver en bio tout ce qui se fait en agriculture conventionnelle : salades, tomates, ignames, patates douces, mangues, goyaves, pour ne citer que ceux là. En 2016, la Martinique aurait produit entre 350 t et 380 t de fruits et légumes bio. Pour autant, la cinquantaine d’agriculteurs certifiés de notre île ne parvient pas à satisfaire la demande de la clientèle. Manger bio et local reste difficile en Martinique pour plusieurs raisons…
Production végétale
D’abord, la Surface Agricole Utile (SAU) consacrée à l’agriculture biologique ne représente que 1,2% de la SAU totale… moins de 300 ha – à titre de comparaison, la banane seule occupe près de 6 000 ha.
Ensuite, comme nous l’a très bien expliqué Fabienne Desravines, agricultrice installée sur les hauteurs de Fort-de-France (cliquez ici pour la rencontrer), on peut tout planter en bio… mais pas partout. Le cahier des charges de l’agriculture bio étant strict concernant le recours aux produits phytosanitaires, il faut être très attentif aux conditions environnementales locales (température, humidité, exposition, etc.) qui pourraient favoriser le développement de maladies chez les espèces ou variétés les plus sensibles. Ainsi, certaines cultures sont exclues de zones où elles pourraient encore être conduites en agriculture conventionnelle.
De plus, et toujours dans le but d’éviter les maladies, les producteurs évitent de planter de grandes parcelles d’une seule plante.
Enfin, il faut garder à l’esprit que si les laitues, tomates et concombres sont partiellement produits sous serres, et donc potentiellement disponibles toute l’année, le reste des productions est largement impacté par les aléas météorologiques. Vous vous souvenez sûrement comme nous, de la pénurie de piments due au mauvais temps au début de l’année dernière (2017).
La notion de saison a presque disparu du fait du changement climatique global, très perceptible chez nous. Le fonctionnement au gré du temps, « en pluvial » dans le jargon agronomique, est plus difficile. Toute contrariété météorologique a un impact plus grand sur la disponibilité des produits bio que sur celle des produits conventionnels, puisque à la base même il y a moins de volume de production.
Production animale
En élevage biologique, trois facteurs me semblent peser particulièrement sur la disponibilité de ces produits sur notre marché.
D’abord, la densité des élevages est limitée pour éviter les problèmes sanitaires et favoriser le bien-être des animaux. Une même surface ne permet donc pas de produire autant en bio qu’en élevage conventionnel.
Ensuite, l’alimentation de l’élevage bio revient cher. En effet, 100% des aliments doivent être eux-mêmes issus de la filière bio. L’éleveur doit donc être en capacité d’assumer ce coût, dans un premier temps, et pouvoir ensuite le répercuter sur le prix de vente… dans une limite acceptable par le consommateur.
Enfin, l’abattage des animaux élevés en bio se fait selon des règles différentes de celles mises en œuvre pour l’abattage des animaux élevés en conventionnel. Cela implique que les animaux élevés en bio ne peuvent être abattus avec les autres. Dans la pratique, l’abattoir ne peut passer du traitement d’un lot conventionnel à celui d’un lot bio sans prendre certaines mesures, qui impactent assez lourdement les coûts pour les producteurs… et donc pour les consommateurs. Par conséquent, pour limiter l’impact du coût de l’abattage sur le prix de vente, il faut pouvoir traiter un maximum de volume chaque jour de fonctionnement de l’abattoir. Et c’est là que le bât blesse.
En Martinique, l’élevage bio est très peu représenté. Il concerne principalement les volailles (œufs et chair) dans des fermes de taille relativement modeste. Pour un volume de production limité, la ferme peut être équipée d’une tuerie. C’est le cas de deux fermes bio sur les trois de l’île, qui gèrent ainsi toute la chaîne de production. Mais ce fonctionnement n’est pas envisageable pour le bétail. Et c’est ainsi que la seule éleveuse de bovins bio de l’île, ne produisant pas un volume suffisant, ne peut faire abattre ses bêtes suivant le cahier des charges bio… et donc ne peut vendre sa viande comme telle.
On comprend bien dans ce contexte que, pour ce qui est de la viande et des oeufs, manger bio et local de façon régulière reste très difficile pour la plupart des martiniquais qui le souhaitent.
2. Une agriculture bio martiniquaise qui peine à se développer
Ce qu’il ressort de mes rencontres avec divers acteurs de la filière bio, c’est que pour que celle-ci se développe en Martinique il faudrait 1) produire plus, et 2) une réelle volonté, de tous les acteurs, de travailler en synergie pour construire un réseau de distribution efficace.
Augmenter la surface exploitée en bio
Suivant une tendance nationale, la Surface Agricole Utile dévolue à l’agriculture bio (1,2% actuellement) est amenée à augmenter ces prochaines années. Hélas ! Il ne faut pourtant pas s’attendre à trouver sur nos marchés plus de produits maraîchers bio. En effet, les exploitants bananiers et canniers, percevant de mieux en mieux le potentiel économique des produits bio, lorgnent de plus en plus sur ce marché. Et le phénomène est déjà lancé, avec la production de bananes bio (Habitation Pirogue, Le Lorrain) et de cannes à sucre bio (Distillerie Neisson, Le Carbet). Ce sont donc plutôt de grandes surfaces de bananes et de cannes qui seront converties en bio, plutôt que de petites surfaces de tomates et salades qui seront agrandies ou créées.
Par ailleurs, il ne faut pas négliger une autre réalité. Quand bien même on voudrait convertir toutes la SAU en agriculture biologique, ce ne serait pas possible. Sans parler des prérequis nécessaires – toute la population veut manger bio et nous renonçons aux grandes cultures de bananes et cannes à sucre – l’ampleur de la contamination des terres agricoles par la molécule de chlordécone représente de toute façon un frein au développement du bio.
Actuellement, les terrains voisins des terrains pollués ne peuvent acquérir de certification bio car dans le cahier des charges de la production agricole bio, la qualité du voisinage de l’exploitation a un poids important.
Et je ne parle même pas de la conversion des bananeraies elles-mêmes. Pour mémoire, selon les estimations, il faudra attendre 500 à 700 ans pour que la molécule de chlordécone soit naturellement éliminée des sols contaminés…
Cela dit, l’indisponibilité relative des sols n’explique pas tout. Au cours de mon enquête, j’ai réalisé une chose : si ma mission avait été de partir le matin avec un cabas vide et le remplir pour le déjeuner, j’aurais échoué.
Dispersion des producteurs
C’est une excellente chose que les producteurs bio soient répartis sur toute l’île. Cela permet aux populations d’avoir accès à ces produits, qu’elles soient installées au Nord, au Sud, etc. Le revers de la médaille c’est que les productions elles-mêmes sont aussi très dispersées. Et comme chaque producteur ne peut proposer une grande variété de fruits et légumes, il m’aurait fallu rouler beaucoup, d’une exploitation à l’autre, pour trouver ici des carottes et des salades, là des patates douces… et je ne parle même pas de la viande. Là, le manque de structuration de la distribution dans la filière bio martiniquaise se fait cruellement sentir. Les producteurs privilégient la vente directe, souvent sur l’exploitation-même. Il existe bien des marchés bio… hebdomadaires ou bimensuels, mais surtout petits. Et à moins d’être présent à l’ouverture de la vente, il est difficile de s’y approvisionner.
A quand des points de ventes régulièrement et mieux achalandés pour les particuliers ?
Une filière bio mal structurée
Plusieurs acteurs de la filière bio que nous avons rencontrés déplorent le manque de collaboration entre les producteurs de la place. Or pour favoriser le travail de chacun et offrir une meilleure production aux consommateurs, il faudrait que tous travaillent ensemble. Le développement du bio en Martinique, à plus grande échelle et dans une optique de diversification et de réduction des coûts, devra passer par une organisation plus rigoureuse et solidaire de la filière.
En conclusion, s’il est difficile – mais pas impossible – de manger bio en Martinique, c’est que malgré la forte croissance du secteur ces dernières années, la production demeure insuffisante pour satisfaire la demande des diverses clientèles : restaurateurs, commerçants, industrie agro-alimentaire… et les particuliers, souvent perdants face à cette concurrence.
Le développement de la filière bio en Martinique, que j’espère encore plus rapide ces prochaines années, devra passer par un meilleur engagement des différents acteurs de la filière.
Nous arrivons ici au terme de ma série de reportage sur le bio en Martinique. Je reconnais que c’était bien long et j’espère n’avoir pas trop perdu de lecteurs en route.
Partie acheter des produits bio pour une recette, je me suis retrouvée à sillonner les routes à la rencontre des agriculteurs, associations et services techniques accompagnant le développement de l’agriculture biologique en Martinique. Je dois avouer que cette enquête m’a réellement passionnée – et je pense que même Tatie Maryse ne s’attendait pas à ce que je fouille autant. Et puisqu’en tant que consommatrice j’ai jugé les informations recueillies utiles, j’ai voulu vous en faire profiter également. C’est chose faite.
Enquête très intéressante qui met l’accent sur une problématique qui peut trouver solution dans la permaculture. Je vis dans le Limousin au sol pollué par l’uranium »gaz Radon: cause de cancer ». Je mange bio car mon potager est basé sur la permaculture initiée déjà dans les lycées agricoles en Martinique pour lutter contre le chlordécone. Je pratique essentiellement les méthodes tropicales qui consistent à optimiser l’espace de mon potager de 250m2 pour un rendement maximum (pomme de terre 29kg, courgettes 15kg, même des christophine 26kg, etc… et ce sur 4 mois de beau temps). C’est la méthode du jardin tropical appelé ici « forêt jardin » qui est en vogue en ce moment et permettrait si mis en place de répondre à la demande croissante des Martiniquais ou qui devrait revenir à cultiver son propre « jardin créole » même sur son balcon (car j’ai commencé à l’époque sur mon balcon suite à la grève du 5 Fév 2009). Chacun sa conscience….. En tout cas félicitation à Katreen pour cette enquête.
Merci !
Oui, j’ai trouvé cela passionnant et je suis ravie que de plus en plus de personnes se soucient de ces problématiques. La permaculture rejoint par certains aspects nos pratiques de jardinage traditionnelles et les martiniquais, me semble-t-il, s’y intéressent aussi. Il y a même eu une campagne d’information pour donner des conseils aux jardiniers amateurs, et qui les encourageaient à faire analyser leur sol avant de consommer leurs productions. Pour ma part, j’ai tendance à penser qu’une partie de la solution serait que tous ceux qui le peuvent cultivent leur « petit bout de terrain » – ou le fasse cultiver par d’autres qui voudraient s’y mettre, comme cela se faisait du temps de mes grands-parents. Cela permettrait de redonner vie à nos sols tout en produisant plus et mieux.
Bonjour,
comment sont préparés les repas dans les cantines scolaires? Il y a-t-il une volonté de circuit court et il y a-t-il un pourcentage de bio? Existe il une sensibilisation à une alimentation saine auprès du jeune public? par la mise en place de potagers par exemple? il y a-t-il une prise de conscience de la nécessité de manger moins de viande et de qualité supérieure?
Cordialement
Bonjour,
Je peux répondre oui à toutes ces questions. Tout le monde je pense à bien compris aujourd’hui que les produits bio sont meilleurs pour notre santé comme pour l’environnement. Après se pose le problème de la capacité à passer du discours à l’action. Pour ce qui est de favoriser l’accès à la propriété des personnes qui veulent s’installer en agriculture, et d’encourager et assister les exploitations qui aspirent à la conversion… Peut mieux faire. Pour mieux fournir les cantines en produits bio – très peu d’école en reçoivent – il faut pouvoir dégager un volume de production suffisant… On y est pas encore. Et oui, certaines écoles sont assez engagées dans la sensibilisation en mettant en place des potagers. Il y a des efforts de fait, c’est sûr.